L’objectivité chez saint Thomas

Qu’est-ce que l’objectivité chez saint Thomas ? Quelles sont les caractéristiques de cette objectivité ? Sœur Marie des Anges Cayeux nous introduit à l’objectivité de saint Thomas d’Aquin.

L’objectivité chez saint Thomas (I) : le fondement

L’objectivité chez saint Thomas (II) : ce que c’est

L’objectivité chez saint Thomas (III) : dans la personne

Rapport entre connaissance et sainteté

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Résumé

Quel est le fondement de l’objectivité chez saint Thomas ?

Saint Thomas considère l’univers, toute la création, à travers une foi très vive dans la bonté foncière du créé. Cette considération préside à sa façon de concevoir l’homme en marche vers sa béatitude. C’est une considération fondamentalement optimiste. Il n’y a pas de négation des valeurs du monde, des passions ou des puissances affectives, mais un désir de les rectifier, de les réorienter, selon leur nature propre, vers Dieu. C’est là l’aspect vraiment optimiste de cette considération du monde. Tout cela touche à la vie morale, et à toute cette conduite de la vie morale par la pratique des vertus et la réception des dons.

Saint Thomas va toujours à l’encontre de toute forme de dualisme. Il est le maître de l’unité : s’il distingue, c’est pour mieux unir. L’exemple le plus parfait est dans sa considération de l’unité substantielle de la personne humaine. Cette considération fondamentale de l’unité de la création, et de la façon de concevoir aussi l’unité de la personne humaine, a une incidence sur la façon de concevoir l’homme en marche vers Dieu, comment l’homme retourne vers Dieu. C’est là que se trouve l’importance d’une saine anthropo-théologie. Pour saint Thomas, les créatures sorties des mains de Dieu sont bonnes en elles-mêmes, et c’est pourquoi il dit dans la Somme contre les Gentils quelque chose comme : « nier la perfection de la création, c’est en quelque sorte nier la perfection de Dieu ».

Il est très rassurant au fond pour nous d’entrevoir et d’entreprendre la possibilité d’aller à Dieu au milieu d’un monde appelé lui aussi à la rédemption.

Qu’est-ce que l’objectivité de la pensée chez saint Thomas ?

Pour aborder cette question, il faudrait revenir au concept de la vérité fondée sur le réel. C’est son amour pour la vérité qui fonde toute l’objectivité de saint Thomas. Pour en parler plus concrètement, il faut rappeler que ce qui fait la noblesse de l’homme, ce sont ces deux facultés : l’intelligence qui est faite pour la vérité, et la volonté qui est faite pour aimer. Le départ de toute connaissance se fait non par un repliement sur soi, mais par une adhésion de tout l’être devant soi. C’est le point de départ de toute objectivité. Notre intelligence est dans le vrai, dans la mesure où elle se représente intérieurement, subjectivement, les choses telles qu’elles sont extérieurement, objectivement. Par conséquent, il est évident que la recherche de la vérité suppose un effort constant d’objectivité, d’ouverture au réel, à ce qui est plus grand que nous. Cette recherche passionnée de l’objectivité dans l’ouverture au réel est en fait implicitement une recherche de Dieu. En m’ouvrant au réel, je m’ouvre à Dieu. Saint Thomas répète à l’envi : il ne s’agit pas de ce que tu veux ou de ce que tu comprends, mais de la vérité des choses en elles-mêmes.

Cette insistance à faire sortir hors de toute considération subjective a des implications dans la vie spirituelle. Le vrai, quel que soit celui qui l’énonce, vient de l’Esprit Saint, comme de celui qui diffuse la lumière naturelle et amène à comprendre et à exprimer la vérité. Cela devrait nous amener à une plus grande liberté dans la considération des personnes et de leurs opinions. Dans le choix ou le rejet des opinions, saint Thomas dit : on ne doit pas être conduit par l’amour ou la haine de ceux qui les professent, mais bien par la certitude de la vérité. Il faut aimer les uns comme les autres : et ceux dont nous suivons les opinions, et ceux dont nous rejetons les opinions. Les uns et les autres ont fait un effort pour trouver la vérité, et en cela, ils nous aident. Il faut nous laisser cependant persuader par ceux qui sont les plus sûrs, c’est-à-dire suivre l’opinion de ceux qui sont parvenus plus certainement à la vérité.

Voilà qui permet aussi d’avoir un esprit critique, et de ne pas faire de la vérité une question de personne, et encore moins une affaire personnelle. C’est là aussi que se trouve la véritable humilité du chercheur de Dieu. Saint Thomas met en garde en disant qu’il ne s’agit pas de négliger l’apport des anciens par paresse ou par orgueil. Il s’agit de penser que d’autres, plus intelligents que nous, ont pensé avant nous et penseront après nous. Il convient donc de recueillir les opinions de tous les anciens pour utiliser ce qui a été dit de bien, et pour nous garder de ce qui a été dit d’erroné. On retrouve tout cela résumé dans cette fameuse lettre, dont on n’est pas tout à fait sûr de l’authenticité : la lettre au frère Giovanni sur la manière d’étudier. Il y a un des conseils de saint Thomas qui dit : « ne regarde pas qui te parle, mais de tout ce qui t’est dit de bon, souviens-toi. »

Comment l’expression de saint Thomas reflète-t-elle l’objectivité ?

Saint Thomas est marqué d’objectivité dans la mesure où il s’exprime par différentes qualités : l’impersonnalité, la sobriété, la simplicité, et la clarté.

Impersonnalité. La fixation de saint Thomas sur Dieu est telle qu’elle implique un dépouillement à la hauteur de la plénitude qu’il recherche. Il dépouille complètement l’expression de cette vérité, parce qu’il s’efface derrière elle. Il n’y a pas d’auteur. Il n’y a que quelqu’un qui cherche à transmettre un peu de la lumière qu’il a contemplée. Celui qui use de l’impersonnalité devient aussitôt l’homme de tous. Elle donne à l’expression une portée universelle. C’est la façon utilisée par saint Thomas pour s’adresser aux intelligences. Le « je » est quasiment absent des œuvres de saint Thomas. Et donc, quand il apparaît une fois ou l’autre, il est vraiment notable. Pour en arriver là, il faut être à la fois très grand et très humble.

Sobriété. La sobriété de saint Thomas est charitable, car elle écarte toute forme de prolixité qui noie la vérité et l’essentiel. Elle cherche à présenter aux esprits seulement l’essentiel. Elle convient à qui veut dire beaucoup en peu de paroles. Elle convient également à celui qui ne veut rien mettre entre l’idée créatrice et la vérité qu’il cherche à faire passer. La sobriété donne à l’essentiel toute sa place, d’où sa qualité d’objectivité. Elle permet d’exprimer la grandeur de la beauté. La grandeur s’accompagne de simplicité, sous peine d’être écrasante.

Simplicité. La simplicité est une qualité très proche de la sobriété. Est simple celui qui ne surcharge pas, qui ne complique pas. Saint Thomas est totalement étranger à toutes sortes de complications ou de débordements. Son désir est de faire passer un message, donc il prendra tous les moyens à disposition pour que ce message puisse être entendu par le plus grand nombre. Le père Sertillanges définit ainsi saint Thomas et son style : « Saint Thomas ignore toutes nos complications pédantes, nos poses énigmatiques, notre poudre aux yeux. Sa syntaxe est le simple déploiement de son âme. Prenez ses phrases, vous n’y trouverez d’autres effets que ceux qui naissent de l’ordre, d’une discipline de fer, de la contexture même des idées. »

Clarté. Saint Thomas est toujours clair. Il n’y a pas de paroles, de phrases compliquées. On peut avoir du mal à suivre le raisonnement, mais il n’y a pas de mots ou de phrases compliqués. C’est parce qu’il a le don d’écarter le secondaire pour mettre en valeur les articulations principales. C’est preuve d’une belle intelligence. Chez lui, c’est une affaire de priorité, de proportion, de mise en ordre, dont on sait que ce sont des caractéristiques propres au sage, tel que lui-même d’ailleurs le définit.

Toutes ces qualités sont des effets de son objectivité. Tout est calqué sur la réalité des choses. Il y a dans cette objectivité une humilité qui la suppose et qui y conduit. On retrouve cette objectivité dans la prière de saint Thomas. Dans les prières de saint Thomas, dans ses oraisons, on ne trouve jamais d’effusion des sentiments ou d’élan affectif. Il n’y a pas d’exclamation passionnée comme on en trouve chez les grands mystiques. C’est une ferveur exprimée par la volonté de demander à Dieu ce qu’il convient, et comme il convient de le lui demander.

Quel est le rapport entre connaissance et sainteté chez le théologien que fut saint Thomas ?

Si l’on considère que la connaissance est un certain contact entre l’intelligence et le réel, plus l’objet de la connaissance sera élevé, plus il élèvera l’âme qui le scrute. La connaissance rend les choses présentes à l’esprit et ces choses exercent une certaine influence sur l’esprit. En d’autres termes, on devient semblable à ce que l’on pense. C’est la noblesse de l’objet qui va faire la noblesse du théologien. Le père Chenu l’explique bien : « L’intelligence est un lieu de sainteté parce que la vérité est sainte. » Saint Thomas dit que la sainteté, c’est appliquer soi-même et tous ses actes à Dieu. Donc tout faire en référence à Dieu. L’effort moral est au service de l’intelligence : il permet à l’intelligence de s’appliquer sans distraction. Il favorise l’application de l’intelligence en canalisant le désordre éventuel des passions, et en établissant des priorités dans la gestion des activités extérieures. Le théologien est véritablement au service de la vérité, et il ne peut laisser s’instaurer en lui un divorce entre l’intelligence et la réalité, entre la pensée et la vie. L’effort moral vient au service de l’intelligence pour la purifier, et il permet également l’unité intérieure entre pensée et vie.

Saint Thomas est un bel exemple de théologien qui s’est soumis à une façon de vivre, qu’il avait à l’intérieur de l’ordre des frères prêcheurs, qu’il avait choisi, en disposant tout son être dans la perspective de sa vocation pour remplir ses devoirs religieux et d’enseignant, qui étaient liés, d’universitaire et de prêcheur, avec une très grande disponibilité. Contrairement à tous les grands mystiques ou les grands saints du Moyen-Age dont les hagiographes parlent sans exception des mortifications plus terribles les unes que les autres, pour saint Thomas, on en parle pas, ce qui veut dire qu’il n’y en avait pas outre les pénitences demandées par la règle. L’ascèse de saint Thomas a été justement de disposer tout dans sa vie pour éviter les distractions empêchant la concentration dans l’étude. Saint Thomas avait une magnifique disponibilité qui demandait un effort certain, et en même temps une disponibilité à offrir des conseils à la comtesse de Flandre, au roi saint Louis, etc. En général, les chercheurs sont un peu avares de leur temps. Cet équilibre chez saint Thomas est assez extraordinaire. Sa façon de vivre, son ascèse, a permis à sa pensée fixée sur Dieu d’exercer en lui son influence sanctificatrice. Il a été peu à peu configuré à l’objet qu’il avait scruté.

On peut résumer ainsi saint Thomas d’Aquin en prenant ses mots à lui : « un esprit en quête du vrai sous l’impulsion d’un brûlant amour. » C’est la définition que lui-même a donné de la vie contemplative, et elle lui sied à merveille.

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