Les sources philosophiques de saint Thomas, la participation et la création

Quelles sont les principales sources philosophiques de saint Thomas ? En quoi les philosophies de Platon et d’Aristote sont à l’origine des notions de participation et de création chez saint Thomas ? Héctor Delbosco nous introduit aux sources philosophiques de la pensée de saint Thomas.

Les sources philosophiques de s. Thomas (I)

Les sources philosophiques de s. Thomas (II)

La participation chez s. Thomas (I)

La participation chez s. Thomas (II)

La création chez s. Thomas

Ce que la création implique chez s. Thomas

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Résumé

Pourriez-vous nous parler des principales sources de la pensée philosophique de saint Thomas ?

L’une des caractéristiques de saint Thomas est l’ampleur et la variété de ses sources. Il avait pour principe de chercher la vérité partout où elle était. Il lisait des auteurs chrétiens, mais aussi des auteurs juifs ou arabes, des auteurs païens, etc. Parmi les auteurs qui ont inspiré sa pensée, Aristote tient une place primordiale. Saint Thomas a assimilé la philosophie d’Aristote et l’a transformée grâce à une synthèse propre, personnelle.

Cette assimilation d’Aristote n’a pas été facile. Les oeuvres philosophiques d’Aristote sont entrées en Occident par l’intermédiaire de l’interprétation de certains auteurs arabes, dont Averroès. L’interprétation d’Averroès était en de nombreux points incompatible avec la foi chrétienne : théorie de l’intellect unique pour toute l’humanité, théorie de la nécessité que le monde existe depuis toujours, théorie de la séparation nette et totale entre le monde philosophique et le monde théologique, etc. Cela a eu pour conséquence que certains penseurs chrétiens, en particulier des théologiens de l’Université de Paris, ont rejeté purement et simplement la pensée d’Aristote. Certains auteurs, à l’opposé, ont accepté totalement la pensée d’Aristote telle que présentée dans l’interprétation averroïste. Saint Thomas a dû faire face aux deux positions.

La première chose qu’il fit fut d’obtenir les textes originaux des œuvres d’Aristote – dans leur version grecque – et d’en demander une nouvelle traduction. Un de ses amis, frère Guillaume de Moerbeke, s’est chargé de cette tâche. Cela a permis à saint Thomas de faire une double critique : historique (déterminer avec clarté quelle est la vraie pensée d’Aristote et montrer que l’interprétation d’Averroès n’est pas exacte) et philosophique (montrer dans quelle mesure la philosophie d’Aristote sert à exprimer la vérité).

A côté d’Aristote, quelle autre source de la pensée de saint Thomas peut-on mentionner ?

A côté d’Aristote, il y a une présence forte du platonisme dans la philosophie de saint Thomas. L’œuvre de Platon est arrivée à saint Thomas à travers des intermédiaires, en particulier saint Augustin et Denys. Dans plus d’une question, surtout en anthropologie et gnoséologie, saint Thomas présente Platon comme l’adversaire philosophique et il garde la position d’Aristote.

Il n’en va pas de même avec les grands sujets métaphysiques. Dans ce domaine, à plusieurs reprises, saint Thomas cite explicitement des doctrines platoniciennes d’une manière positive et comme des doctrines qu’il accepte lui-même. En réalité, l’assimilation du platonisme à l’intérieur d’une philosophie chrétienne avait déjà été réalisée beaucoup plus tôt par saint Augustin. Saint Augustin a vu dans la métaphysique platonicienne, en particulier dans son noyau – la doctrine des idées et de l’exemplarité – la base pour exprimer une doctrine de la création. L’interprétation de saint Augustin a été la suivante : ce que Platon appelle des « idées », et que lui-même appellera des « raisons éternelles », ne sont rien d’autre que la sagesse divine elle-même, la sagesse même du Créateur. En Dieu créateur, il y a les « idées premières » de toutes les choses qu’il fait, qu’il produit.

Saint Thomas affirme alors qu’en Dieu existent les « idées » qui sont les causes exemplaires de toutes les choses. Il ajoute encore une raison pour laquelle nous devons affirmer l’existence des idées en Dieu : si Dieu se connaît parfaitement, alors il doit connaître toutes les formes dans lesquelles son être infini est participable par les créatures. Saint Thomas donne ici comme une sorte de nouvelle définition des idées : toute idée est un mode possible de participation à l’être infini de Dieu. Chaque créature est une participation effective à une perfection divine, une perfection pensée par Dieu et aimée de Dieu quand il lui donne l’existence. Par conséquent, en plus de la doctrine des « idées », l’idée de participation jouera également un rôle central dans la synthèse de saint Thomas.

Vous venez de faire référence à la participation, pourquoi ce concept est-il si important pour saint Thomas ?

Le concept de participation fait référence à Platon. Quand Platon parle du monde intelligible et du monde sensible, il cherche, dans ses différents dialogues, des manières d’exprimer la relation entre les deux mondes. Dans la fameuse Allégorie de la caverne, il appelle le monde sensible l’ombre du monde intelligible. Cette expression souligne la supériorité du monde intelligible et la labilité du monde sensible. Cependant, cela signale une relation, parce qu’une ombre suit toujours la figure, la forme de ce dont elle est l’ombre. Dans les dialogues postérieurs, il utilise plutôt le concept plus fort d’imitation. Les créatures du monde sensible imitent les formes intelligibles. Dans d’autres dialogues, il utilise le terme de participation qui est, peut-être, celui qui exprime le plus profondément la vraie relation entre le monde sensible et le monde intelligible. Platon ne développe cependant pas systématiquement ce concept.

Saint Thomas va réaliser ce développement. Il le fera à partir de sa propre philosophie, une « philosophie de l’être ». Pour saint Thomas, « participer » c’est posséder une propriété ou une perfection de manière limitée, bien que cette propriété ou perfection existe, en elle-même, de manière illimitée. Par conséquent, le concept métaphysique de participation, pour saint Thomas, n’est vraiment applicable qu’à ces perfections qu’il appelle très communes : les transcendantaux (être, un, vérité, bien, etc.) ou à ces autres perfections qui, sans être proprement transcendantales, sont des perfections pures, qui peuvent exister de manière illimitée (la vie, la sagesse, l’amour, etc.).

Saint Thomas applique ce concept de participation en particulier à la première des perfections participables et participées qui est l’être. Comme toutes les choses possèdent l’être, et que toutes le possèdent à des degrés divers, elles le reçoivent d’une source commune qui est quelqu’un qui ne reçoit pas l’être par participation, mais qui est l’être même. Le concept de participation exprime une vérité fondamentale de la métaphysique de saint Thomas : la vérité de la création.

Comment saint Thomas intègre-t-il Aristote dans cette métaphysique de la participation ?

A partir de sa métaphysique de l’être, saint Thomas a réussi à faire converger l’aristotélisme et le platonisme. Dans un texte traitant explicitement de ce sujet – De substantiis separatis –, saint Thomas aborde cette question. Substances séparées est le nom donné par les philosophes aux êtres spirituels, les intelligences des Arabes ou les anges de la théologie chrétienne, parce qu’ils sont séparés de la matière. Dans cette œuvre, saint Thomas passe en revue les opinions de différents philosophes et, dans le troisième chapitre, il montre en quoi Aristote et Platon s’accordent au sujet des substances séparées. Il développe plusieurs points dont voici les deux premiers :

  • Pour tous les deux, les substances séparées sont causées. Bien qu’elles soient supérieures au monde physique et matériel, elles ont une cause efficiente. Chez Platon, les substances séparées participent au bien et à l’unité de l’être suprême. Chez Aristote, il existe un seul acte pur et tous les autres y participent en ce qu’ils ont l’être et la vérité à des degrés inférieurs. C’est le fameux texte du second livre de la métaphysique, où Aristote dit que celui qui est pleinement être et pleinement vrai est cause de tous ceux qui ont l’être et la vérité à un degré inférieur.
  • Pour tous les deux, les substances spirituelles ont une composition intrinsèque. Pour Platon, les substances spirituelles n’ont pas de matière, mais comme elles sont participées, il y a en elles une certaine forme de potentialité. Saint Thomas explique que tout ce qui participe à quelque chose le reçoit comme un sujet qui reçoit une perfection. Cette perfection agit comme acte face au sujet qui opère en tant que sujet potentiel. Donc, tout ce qui est participé est composé d’acte et de puissance. Pour Aristote, il n’y a qu’un seul acte pur et toutes les autres choses sont composées d’acte et de puissance.

La clé de ce développement est l’idée de création. La participation de l’être, qui est la première de toutes les participations – et celle qui fonde toutes les autres – est la création.

Vous avez mentionné l’idée de création, pourriez-vous approfondir cette question ?

Le concept de création est un concept métaphysique. Au début de la question disputée De veritate, saint Thomas dit que toutes les choses naturelles sont constituées entre deux intellects : l’intellect du créateur et l’intellect de la créature. L’intellect du créateur qui leur donne l’intelligibilité et l’intellect de la créature qui peut recevoir cette intelligibilité. La vérité des choses consiste donc, concrètement, en leur intelligibilité. Le fait d’avoir été pensées par celui qui les a faites leur donne un sens, une structure intelligible, qui peut ensuite être saisie par les créatures intelligentes. Cette vérité des choses est une propriété transcendantale, c’est-à-dire, une propriété que possède tout être en tant qu’être. Dans la mesure où une chose est, elle a été pensée et donc elle a un sens, un contenu intelligible.

Nous pourrions aussi le montrer comme ceci : si le monde venait simplement du hasard, il n’y aurait aucune raison pour laquelle les choses sont intelligibles et ont un ordre, mais comme le monde vient d’un plan, d’une pensée intelligente, alors nous trouvons dans les choses un ordre et une intelligibilité. Nous le trouvons dans chaque chose en particulier, mais aussi dans le monde dans son ensemble, globalement. Cela explique pourquoi, en observant la création, l’homme peut remonter à l’existence d’une intelligence supérieure qui gouverne le monde. Développé philosophiquement, cet argument permet de prouver précisément l’existence de Dieu.

D’un autre côté, un monde créé est un monde qui appelle à la contemplation. Par le fait d’avoir un sens intelligible, un ordre, une perfection, les choses sont dignes d’être contemplées. La contemplation – à la fois dans cette vie comme dans le sens final de notre existence – est la fin, la chose la plus noble à laquelle l’homme puisse aspirer.

Outre la vérité des choses, quelle autre implication la création a-t-elle ?

Saint Thomas mentionne plusieurs implications. L’une d’entre elle est la bonté de la nature et l’ordre naturel qui en découle. Si les choses viennent d’une volonté qui les aime, alors elles ont en elles une bonté qui permet que les volontés créées soient attirées par elles. « Le bien est ce que tous désirent » dit saint Thomas. Notre volonté, et nos appétits en général, sont mus par ce qu’ils trouvent de bon dans les choses. Mais l’amour de Dieu est à l’inverse : il ne se meut pas à cause de ce qu’il trouve de bon dans les choses, mais c’est lui qui infuse et crée la bonté dans les choses.

Cela est lié au thème de l’ordre naturel. Si la nature d’une chose est l’idée du créateur, toute nature est bonne. Chaque chose possède en elle une essence, qui non seulement la distingue des autres, mais qui contient les forces qui la conduisent à sa propre perfection. Par exemple, une graine contient en germe toute la forme qu’elle doit développer plus tard en tant que plante. C’est comme une force intérieure qui a uniquement besoin que les conditions extérieures soient données pour pouvoir se réaliser effectivement. Il en va de même pour toutes les autres créatures, même pour l’être humain. L’être humain possède aussi une nature, et cette nature a en elle les forces qui la conduisent à sa propre réalisation.

Il y a seulement que l’homme est libre et, par conséquent, il peut écouter et obéir à ces impulsions intérieures, ou peut ne pas le faire. C’est précisément en cela que consiste la morale. Pour saint Thomas, les normes morales ne sont pas des lois arbitraires auxquelles l’homme doit obéir sans motif. Elles sont les exigences de sa propre nature : les nécessités de sa nature pour se développer et atteindre sa propre plénitude et perfection. On pourrait dire que la morale consiste à suivre pleinement toutes les impulsions naturelles. Si nous comprenons par naturel ce que notre nature exige, ce que le créateur a disposé pour nous, alors les lois morales ne sont rien d’autre que les exigences intérieures de notre nature. Ce qui se passe, parfois, c’est que nous comprenons le mot naturel dans un sens très superficiel : naturel, c’est ce qui me vient spontanément, sur le moment, et les impulsions du moment ne sont pas toujours les exigences vraies et profondes de notre nature.

Pour aller plus loin…

Vidéo :

Thomas d’Aquin face à Averroès (Cyrus North)

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