Est-il nécessaire d’avoir un cheval pour voyager ?

A plusieurs reprises dans la Somme de théologie, saint Thomas d’Aquin est amené à expliquer la distinction entre deux types de nécessités concernant les moyens qui conduisent à une fin. Pour parvenir à une fin donnée, certains moyens sont de nécessité « absolue », et d’autres sont de nécessité qu’on pourrait dire « de convenance ». Saint Thomas illustre souvent cette distinction par les exemples de la nourriture et du cheval.

 

Pour vivre, explique-t-il, la nourriture est une nécessité absolue : on ne peut pas vivre sans nourriture. De même, pour traverser la mer, prendre un bateau est une nécessité absolue (l’avion n’existait pas à l’époque…). La fin recherchée ne peut pas être atteinte sans ce moyen.

 

En revanche, pour voyager, avoir un cheval n’est pas une nécessité absolue : c’est une nécessité de convenance. On peut voyager sans cheval, mais il convient mieux d’avoir un cheval, c’est plus commode. La fin recherchée peut être atteinte sans ce moyen, mais ce moyen est préférable.

Voyons ce qu’écrit saint Thomas :

 

ST I, q. 19, a. 3, co.

Les choses qui sont ordonnées à une fin, nous ne les voulons pas nécessairement en voulant la fin, à moins qu’elles ne soient telles que sans elles la fin ne puisse être : ainsi, voulant conserver la vie, nous voulons nous nourrir et voulant faire une traversée, nous voulons un navire. Mais nous ne voulons pas aussi nécessairement les choses sans lesquelles la fin peut être atteinte, comme un cheval pour voyager ; car sans cheval on peut faire sa route, et il en est ainsi de tout le reste.

(Cette question de la Somme traite de la nécessité de ce que Dieu veut. Dieu veut d’une nécessité absolue sa bonté, mais d’une nécessité de convenance les choses ordonnées à sa bonté.)

 

ST I, q. 82, a. 1, co.

Par rapport à la fin, cela arrive quand un être ne peut atteindre sa fin, ou l’atteindre convenablement sans ce principe ; par exemple, la nourriture est nécessaire à la vie, le cheval au voyage. […] La nécessité venue de la fin ne répugne pas à la volonté, lorsqu’elle ne peut atteindre cette fin que par un seul moyen ; ainsi lorsqu’on a la volonté de traverser la mer, il est nécessaire à la volonté qu’elle veuille prendre le bateau.

(Cette question de la Somme traite de la nécessité de ce que nous voulons. La volonté ne répugne pas les moyens qui sont de nécessité absolue.)

 

ST III, q. 1, a. 2, co.

Une chose est dite nécessaire à une fin de deux façons : de telle façon que sans cela quelque chose ne puisse pas exister ; c’est ainsi que la nourriture est nécessaire à la conservation de la vie humaine. Ou bien parce que cela permet de parvenir à la fin de façon meilleure et plus adaptée ; c’est ainsi qu’un cheval est nécessaire pour voyager.

(Cette question de la Somme traite de la nécessité de l’Incarnation pour notre salut. L’Incarnation est une nécessité de convenance pour notre salut.)

 

ST III, q. 65, a. 4, co.

La qualification de « nécessaire » à l’égard de la fin […] peut être attribuée de deux façons. On peut appeler nécessaire ce sans quoi on ne peut obtenir la fin ; ainsi la nourriture est nécessaire à la vie humaine. C’est là quelque chose d’absolument nécessaire à la fin. Mais on appelle aussi nécessaire ce sans quoi on n’obtient pas la fin aussi commodément ; c’est ainsi qu’un cheval est nécessaire au voyage. Ce n’est pas là quelque chose d’absolument nécessaire à la fin.

(Cette question de la Somme traite de la nécessité des sacrements pour notre salut. Certains sacrements sont de nécessité absolue et d’autres de nécessité de convenance.)

 

Pour voyager, il est donc préférable d’avoir un cheval. Ce n’est pas indispensable, mais c’est mieux.

 

Il reste que celui qui voyage à pied prend moins de risques, car celui qui monte à cheval prend le risque de tomber !

 

ST II-II, q. 88, a. 4, ad 2

Quand le péril naît du fait lui-même, il n’est pas expédient de s’y engager ; mieux vaut ne point passer le fleuve sur un pont qui menace ruine ; mais si le danger ne vous guette que par votre défaillance possible en cette affaire, celle-ci n’en perd pas pour autant ses avantages : il est utile d’aller à cheval, bien qu’on risque de tomber de cheval. Ou alors il faudrait laisser là tout ce qui est bon et qui peut d’aventure nous exposer à quelque risque.

(Cette question de la Somme traite du risque de tomber chez ceux qui ont fait un vœu. C’est un risque, mais cela n’empêche pas qu’il est bon de faire un vœu.)

 

L’exemple que prend saint Thomas de la nécessité d’avoir un cheval pour voyager peut faire sourire quand on sait que, comme frère mendiant, il ne voyageait qu’à pied. Entre l’Italie, la France et l’Allemagne, saint Thomas a été toute sa vie durant un voyageur infatigable. 

 

Saint Thomas aurait-il donc préféré voyager à cheval ?

 

 

PS : La notion de nécessité revient à plusieurs reprises dans la Somme de théologie. Nous n’avons relevé que les passages où saint Thomas évoque l’exemple du cheval pour le voyage. A d’autres endroits, il traite de la nécessité sans donner cet exemple, cf. entre autres ST III, q. 46, a. 1 : « Etait-il nécessaire que le Christ souffrît pour délivrer les hommes ? »

 

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